LES AFFAIRES, LA POLITIQUE ET LA JUSTICE
Par Guillaume LE FOYER DE COSTIL

Texte publié dans un ouvrage collectif identiquement dénommé (Éditions de l'Atelier 2005)


Les affaires, la politique et la justice font mauvais ménage. Pourquoi ?

La politique : c'est l'exercice du pouvoir dans un cadre plus ou moins démocratique ; c'est un jeu de relations dans lequel les dirigeants et les dirigés sont liés par un contrat moral qui prévoit que les uns acceptent le pouvoir de l'autre, ou tout au moins le tolèrent, parce qu'il leur permet, sinon de vivre paisiblement, au moins d'éviter l'insécurité.

La justice : c'est à la fois une vertu et un système ; c'est en quelque sorte un but à atteindre au moyen d'un mécanisme qui porte le même nom que ce but.

Si la politique et la justice font mauvais ménage c'est parce que la justice doit être indépendante de la politique alors que celle-ci lui fournit les moyens de son action mais cherche en même temps à lui échapper ; du coup il arrive nécessairement à la justice d'être injuste envers la politique, lorsque celle-ci se sert de son pouvoir pour lui exprimer son mécontentement de ne pas avoir assez de moyens.

Les affaires : c'est un concept qui est utilisé dans une double acception : il y a le monde des affaires, qui est en fait une façon commode de désigner les divers secteurs de l'économie, et les affaires judiciaires, concept à caractère journalistique qui désigne le traitement médiatique par la justice de dysfonctionnements politiques ayant souvent pour objet des questions économiques.

Une réflexion organisée sur les relations de ces trois sujets implique essentiellement de s'interroger sur les raisons pour lesquelles la corruption, qui est la croisée des chemins de ces trois mondes, est en fait admise comme un mal inévitable et ne se trouve pas aussi violemment stigmatisée par l'opinion que le meurtre, le viol ou l'inceste.

La corruption : ce n'est généralement que le résultat de la rencontre d'agents de l'Etat ou de collectivités publiques et d'une économie puissante, qui s'estime trop bridée dans son action par un système politique qui n'a lui-même pas les moyens de ses projets (ou en tout cas ne dispose pas des fonds lui permettant d'imposer son point de vue à l'opinion publique).

C'est d'un côté parce qu'il n'existe pas de système complet et satisfaisant de financement de la vie politique que les dirigeants politiques se résignent à être corrompus ; c'est de l'autre parce qu'il existe trop d'entraves à l'action économique que les entreprises se livrent à la corruption ; c'est enfin parce que les moyens donnés à la justice par la politique pour poursuivre et réprimer les actes de corruption sont insuffisants que ces infractions sont mal réprimées et restent le plus souvent cachées.

On le voit, dans le couple conflictuel économie / politique, la justice joue le rôle d'un arbitre bien peu impartial ; mais, on le verra plus loin, la justice a aussi d'autres questions à résoudre, plus importantes ; c'est la raison pour laquelle il y aura toujours des " affaires ".

Un deuxième groupe de facteurs vient compliquer le fonctionnement de ce jeu tripartite : le caractère international de l'économie.

Il existe ainsi un certain nombre de manifestations négatives, liées aux anciennes relations de colonisation, que l'on réprouve sans se rendre compte qu'en réalité les phénomènes observés sont simplement le résultat de la différence de maturité politique et d'évolution économique de certains pays.

En d'autres termes la corruption internationale est le résultat de ce qu'on pourrait appeler, en employant une image tirée du monde de l'électricité, une " différence de potentiel " entre les économies des pays développés et celles des pays en devenir, et entre la maturité politique de leurs populations.


Quatre questions viennent alors à l'esprit :

- Pourquoi la corruption internationale est-elle généralement admise dans les pays développés, où se trouvent les corrupteurs internationaux ? (1)

- Pourquoi existe-t-elle de façon tout à fait paisible dans les pays en devenir, où se trouvent les dirigeants corrompus ? (2)

- Comment de tels phénomènes en arrivent-ils cependant à perturber le fonctionnement de notre vie politique, au point que notre justice ait du s'intéresser à ces mécanismes, bien avant l'entrée en vigueur des textes réprimant la corruption de fonctionnaires étrangers ; c'est la question dite des " rétro-commissions " (3)

- Enfin, faut-il vraiment traiter les corrupteurs, qui participent au commerce international avec la douceur de manières des marchands, de la même façon que les voleurs et agresseurs de rues. C'est la question de l'absence de violence des infractions financières. (4)



1. L'acceptation de la corruption internationale dans les " pays corrupteurs "

Une grande entreprise internationale se doit de développer son action à l'étranger et, plus souvent encore, dans des pays neufs, riches en ressources naturelles inexploitées et dans lesquels les traditions démocratiques sont extrêmement récentes.

L'opinion publique des pays dans lesquels se trouvent ces grandes entreprises n'a souvent que très peu de considération pour les habitants de ces pays neufs ; ils sont généralement considérés comme n'ayant pas reçu une éducation suffisante ; il est communément admis que, même si les mécanismes de la démocratie doivent finir par atteindre ces pays, celle-ci ne peut aujourd'hui, compte tenu du fonctionnement mental actuel de ses habitants, s'exercer de façon sereine, paisible et efficace.

En d'autres termes, pour un occidental, l'apparence démocratique des institutions d'un régime d'Afrique noire ne le convainc pas, dans son for intérieur, de ce que ce régime fonctionne vraiment de façon démocratique, faute d'esprit critique de ses habitants, dont il pense qu'un régime clientéliste a aussi aboli le discernement.

L'opinion publique des pays développés, qui se rappelle parfois avec nostalgie l'époque coloniale, accepte donc de façon assez naturelle l'intervention forte et directe des entreprises d'autres pays ; elle ne s'émeut pas lorsque cette autorité extérieure s'exerce de façon directe sur les richesses naturelles du pays, ni ne proteste sérieusement contre l'exploitation parfois abusive du marché que constitue la population, dans laquelle les entreprises occidentales s'affranchissent de règles de conduite (en matière d'hygiène, de sécurité des produits et services ou même de qualité), pourtant particulièrement bien respectées dans son pays d'origine.

Il y a bien quelques mouvements de protestation (pour le commerce éthique, contre le travail des enfants etc..) mais elles sont le fait de groupes minoritaires, surtout actifs dans les pays anglo-saxons, d'influence protestante.

Cela explique en France la tolérance officielle de l'Etat et de l'opinion à l'égard de la corruption internationale, au moins jusqu'à la transposition en France (obligatoire parce que résultant de l'application d'un traité ratifié) des dispositions de la convention OCDE intervenue par la loi du 30 juin 2000 réprimant la corruption de fonctionnaires étrangers.

On notera au passage que ce texte a introduit dans notre droit pénal la notion de trouble à l'ordre public étranger, pour le moins nouvelle.

Jusque là, la corruption d'agents étrangers par des français qui ne pouvait constituer une infraction pénale, était au contraire si admise que la déduction fiscale des frais correspondants était expressément acceptée et comptabilisée par les services fiscaux de l'Etat.

Cela explique pourquoi les affaires judiciaires trouvant leur origine dans la période antérieure à l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000, et qui continuent à ce jour d'être jugées compte tenu des délais judiciaires, mettent encore en jeu des personnages très respectables de l'Etat ou du monde de l'entreprise.




2. L'acceptation de la corruption internationale dans les pays en voie de développement.

La corruption est un système en partie double ; pour qu'il y ait des corrupteurs, il faut qu'il y ait des corrompus.

Les raisons pour lesquelles la corruption est admise dans les pays moins développés sont très différentes de celles qui fondent le même acte dans les pays corrupteurs.

Comme on l'a précédemment relevé, ces pays se situent à un stade d'évolution démocratique et économique notablement inférieur à celui des pays occidentaux.

Assez curieusement il est admis, dans de tels pays, qu'un dirigeant politique de haut niveau dispose de moyens économiques très importants ; non seulement ceux qui sont mis à sa disposition dans le cadre du fonctionnement normal de l'Etat, mais aussi par le biais de l'appropriation directe de capitaux lui permettant d'exercer son action.

En d'autres termes, pour être puissant, le dirigeant politique doit être riche ; la coïncidence exacte de cette richesse et de cette puissance est considérée comme normale ; il n'est d'ailleurs pas utile de remonter très loin dans l'histoire de France pour trouver des exemples semblables ; on relèvera d'ailleurs que la répression de la corruption dans ce cadre historique n'a jamais revêtu de connotation morale, n'ayant eu pour objet que de servir des règlements de compte politiques (voir notamment la situation de certains Surintendants des Finances tout au long du 17ème siècle).

Il est également remarquable de constater qu'aucun des dirigeants des pays les moins développés, même ceux dotés d'un système démocratique, avec des élections à peu près libres, n'a été renversé ou n'a perdu les élections sur des accusations de corruption.

Cela s'explique assez bien si l'on sait que les sommes perçues par les dirigeants politiques de ces pays sont en réalité redistribuées à de très nombreuses personnes ou familles, certes suivant des critères peu objectifs, mais qui placent les bénéficiaires de ces reversements dans une situation de dépendance absolue, propice à la stabilité politique.

On s'accorde d'ailleurs à considérer que la stabilité économique de nombreux pays est fondée sur de tels systèmes, ce que semblent souvent oublier les acteurs judiciaires lorsqu'ils s'avisent de transposer les principes modernes de notre droit à des sociétés si différentes de la nôtre.


3. La question des " rétro-commissions "

Le mécanisme ainsi décrit se complique en effet lorsque, par un effet extrêmement pervers, les dirigeants des entreprises des pays corrupteurs demandent aux dirigeants politiques étrangers corrompus de leur retourner, à des fins particulières, une partie des sommes qui leur ont été versées ; il s'agit cette fois de les employer à corrompre les hommes politiques de leur propre pays, ou plus paisiblement, de dégager des fonds secrets pour des actions occultes, souvent à visée politique.

Ce circuit complexe recouvre en fait une réalité très simple : la corruption ou l'implication de l'homme politique occidental assure souvent à l'entrepreneur international l'impunité de l'opération de corruption de l'homme politique étranger.

Et très curieusement, on va observer dans de telles circonstances le comportement héroïque des dirigeants des entreprises occidentales ; ceux-ci, qui ne se sont pas cachés dans leur pays de corrompre des dirigeants étrangers, préfèrent être eux-mêmes condamnés si les choses tournent mal plutôt que de révéler l'identité des hommes ou des partis politiques occidentaux à qui ils ont reversé les sommes rétrocédées par les dirigeants étrangers.

Parce que la révélation de sa corruption est de nature à causer de grands dommages en ébranlant la stabilité politique du pays qu'il dirige, la loi du secret est bien plus forte lorsqu'elle couvre les profits d'un homme politique occidental que lorsqu'elle protège les profits d'un dirigeant du tiers-monde.

Chacun des acteurs a le sentiment, dans la mesure où la corruption ainsi organisée ne concerne essentiellement que le financement de partis politiques, beaucoup plus qu'elle ne conduit à un enrichissement personnel, que ces turpitudes ne font rien que préserver la stabilité politique des deux côtés de la méditerranée.

Comme, pour les raisons ci-dessus, la stabilité des pays du tiers-monde concernés n'est pas en danger, l'acceptation de la corruption par la population occidentale est totale ; au contraire et parce que la moindre révélation d'une fraude imputable à des hommes politiques occidentaux est de nature à perturber l'équilibre économique de l'entreprise corruptrice, la loi du silence s'applique avec rigueur.

A cet étrange tableau, qui nous présente un monde à plusieurs degrés de morale, s'ajoute la fameuse question de l'enrichissement personnel.

On constate avec stupeur que les opérations de corruption qui tendent à permettre le financement d'activités politiques légales sont moins gravement appréciées par l'opinion ou les tribunaux que celles qui conduisent à l'enrichissement direct du dirigeant, ou à sa jouissance personnelle de biens matériels ou de services.

Cette distinction paraît assez illusoire : en effet, le seul désir d'accéder au pouvoir, opposé à la jouissance de biens, serait-il de nature à faire disparaître l'intention coupable ?

L'appétit des biens matériels est-il moralement moins répréhensible que celui des biens matériels ? On peut s'interroger ?

On a le sentiment qu'il y a quelque chose de légitime à briguer le pouvoir au prétexte qu'il consisterait plus à servir les autres qu'à se servir soi-même ; c'est un discours bien étrange que celui des dirigeants qui s'abritent derrière la légitimité de convaincre l'opinion par les moyens de la propagande lorsqu'ils cherchent à se disculper d'avoir introduit des dysfonctionnements dans les règles d'attribution des marchés publics qu'ils ont la charge de gérer.





4. La question de la violence dans les infractions financières

Des affaires récentes nous permettent d'observer une évolution nette dans le quantum des peines infligées aux personnes convaincues de corruption ou des détournement liés à ces délits.

Il fut un temps, pas si éloigné, où les infractions violentes (meurtres, vols, extorsions avec menaces physiques) étaient beaucoup plus sévèrement réprimées que les infractions astucieuses, tant il est vrai que le lien social n'est rompu que par la violence et ne l'est pas vraiment par l'astuce.

Ce temps semble avoir vécu, et des peines d'emprisonnement ferme sont aujourd'hui très souvent prononcées contre les auteurs d'infractions " douces " et dans lesquelles les sommes en jeu sont infiniment plus importantes que dans la criminalité " dure ".

Le " casse " d'une banque rapportera toujours moins d'argent à son auteur que la corruption de dirigeants étrangers chargés d'attribuer des champs pétroliers.

La différence est dans la manière de faire ; il y a plus de civilisation dans une entreprise de corruption internationale ayant pour but l'attribution de marchés de travaux que dans le vol à l'arraché du sac à main d'une vieille dame.

Pourtant une évolution se fait jour ; de nombreux auteurs, suivis en cela par les praticiens du droit (juges et policiers, avocats des victimes) cherchent à établir un lien direct entre la corruption et la violence.

En ce que la corruption, si elle a pour conséquence l'enrichissement d'un petit nombre et peut de ce fait favoriser les métiers du luxe, est à l'origine d'une moindre efficacité économique et risque, de ce fait, de maintenir les pays en voie de développement dans leur état de pauvreté. Or la pauvreté, qui crée frustrations et jalousies, provoque la violence.

En ce que la mise à disposition de sommes très importantes entre les mains de certains dirigeants les conduit de façon quasi certaine à renforcer leurs moyens militaires et à en faire usage pour maintenir l'ordre qui les conserve au pouvoir, en dépit de l'opposition de leurs concitoyens.

En ce que les mêmes moyens peuvent les conduire à mener des guerres de conquête ou de domination.

Il y a donc une corrélation étroite entre violence et corruption ; c'est ce que certains juges se sont employés à montrer en utilisant la législation française relative au trafic illicite d'armes de guerre et en l'appliquant sans hésitation à la répression de transactions internationales d'armements pourtant sans véritables liens avec la France. Il faut dire que, dans l'affaire en question, le gouvernement français n'a pas hésité à les soutenir dans leur démarche, en maintenant sans raison véritable une plainte fondée sur ces faits, courant pourtant le risque d'une crise internationale avec l'un des importants fournisseurs de pétrole de la France.