LE GRAND RETOUR DE L'EQUITE

par Guillaume le Foyer de Costil

Article publié dans « le Barreau de France » Janvier 1995

 

Vincennes, 1252, Saint Louis est sous son chêne et, au moins pour l'imagerie populaire, il rend une justice équitable.

Disant le droit, il le dit nécessairement juste, nécessairement équitable. Mais il le dit incertain, or civiliser, c'est rendre prévisible. Tel est au moins l'idéal vers lequel nos prédécesseurs ont tendu depuis des siècles (au prix, certes, d'une certaine raideur).

C'est le souci d'appréhender le réel sous toutes ses formes qui anime le droit moderne. Mais qui trop embrasse mal étreint. Il y a trop de droit, il y en a partout; même la liberté est réglementée [1] , et le juge envahi de droit ne l'applique plus; débordé par le flot, il se noie et se raccroche à la bouée de l'équité il devient imprévisible.

Le législateur intervient alors, et pour sauver le juge de l'injuste lui restitue ses pouvoirs; il lui rend des champs de liberté; le juge redevient juge, et aussi imprévisible ; que dire alors à nos clients ? Comment prévoir ? Qu'allons-nous devenir ?

 

1 - La noyade ou la loi du plus équitable

J'ai arrêté le droit du travail. Comme on cesse de fumer et parce qu'heureusement j'ai des associés compétents et dévoués ; j'ai définitivement cessé de pratiquer cette branche du droit; je n'arrivais en effet pas à convaincre mes clients, encore humides du crachat de leur salarié licencié, de faire, en plus, un chèque d'indemnités; et ils m'en voulaient d'avoir négligé mon conseil de respecter des délais et formes nouvelles, plus proches des rituels aztèques que du bon sens.

Malheureusement, les salariés, les chefs d'entreprise, et surtout les juridictions, continuent eux, à faire du droit du travail; ce droit évolue chaque jour, chaque heure, chaque minute, chaque seconde, sans qu'en soient avertis les non-spécialistes et les praticiens du quotidien.

Les efforts jacobins de nos prédécesseurs tendant à unifier le droit dans l'espace, régional, national ou européen ont abouti. Mais a quoi sert d'unifier l'espace du droit s'il est aussi divers dans le temps ?

«Acquérir le réflexe européen» ; tel était, il y a quelques années encore, le titre d'un colloque (alors nécessaire), se proposant d'initier les avocats au droit communautaire. Fort bien; mais que nous a-t-on appris depuis ? qu'attendent de nous nos clients ? Essentiellement que nous démontrions la non conformité des textes français aux normes supranationales.

C'est amusant, c'est même utile, car ces principes sont excellents. Mais le réseau juridique, déjà inextricable, bien qu'encore romano-germanique, se trouve alors gangrené par la Common Law; et l'admirable concision du droit romain ( article 1134 du Code Civil: « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites »), perd toute sa force; il faut alors rechercher la jurisprudence, nationale ou internationale, plus abondante encore que le droit textuel; et c'est la noyade générale.

2. La bouée de l'équité

Le juge, professionnel ou non (notamment la juridiction dite «unique au monde» des prud'hommes) baisse alors souvent les bras du droit; incapable matériellement de s'y retrouver, il juge; et profère par exemple, à propos de la confusion de patrimoines d'un S.C.I. et d'une S.A. des phrases comme: «il serait inéquitable de faire échapper ce patrimoine immobilier au Juge des créanciers de la Liquidation Judiciaire de la société commerciale »3.

Parvenus à ce stade d'imprévisibilité, toute consultation juridique un peu approfondie ne devient-elle pas une «manoeuvre frauduleuse » destinée à «tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi à son préjudice...à remettre des fonds » (article 313-1 du Code Pénal) ?

Il faut freiner la «machine à droit ». Ministères et Parlements, Circulaires et Directives, commissions et conseils, n'ont que cette seule fonction, et trop de droit tue le droit; et s'il était inadmissible qu'un le juge de base n'applique pas nettement l'article 1238 du Code Civil «pour payer valablement il faut être propriétaire de la chose donnée en paiement, et capable de l'aliéner », il peut lui être pardonné de n'avoir pas tenu compte de l'article 100 A.5 du Traité sur l'Union Européenne «les mesures d'harmonisation mentionnées ci-dessus comportent, dans les cas appropriés, une clause de sauvegarde autorisant les états membres à prendre, pour une ou plusieurs des raisons non économiques mentionnées à l'article 36, des mesures provisoires soumises à une procédure communautaire de contrôle » .

3 - Sainte véronique, priez pour nous !

Et pourtant l'équité est une vieille connaissance du juge, qu'elle soit «subversive », «supplétive», «supérieure » ou qu'elle «écarte complète ou crée le droit » (3) on constate sa présence :

anciennement dans l'article 565 du Code Civil

« le droit d'accession, quand il a pour objet deux choses mobilières appartenant à deux maîtres différents, est entièrement subordonné au principe de l'équité naturelle »

Expressément dans l'article 1135 du Code Civil :

« les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l'équité, l'usage ou la loi donnent à l'obligation d'après sa nature ».

Assurément dans l'article 700 du NCPC. (modifié 91)

«...le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations dire qu'il n' y a pas lieu à cette condamnation » .

Etonnamment dans l'article 645 du Code Civil, à propos des eaux rurales :

«s' il  s'élève une contestation entre les propriétaires auxquels ces eaux peuvent être utiles, les tribunaux en prononçant, doivent concilier l'intérêt de l'agriculture avec le respect dû à la propriété… »

L'équité, dans ces textes vénérables, jouait le rôle d'un amortisseur social utile dans un monde essentiellement prévisible.

Mais aujourd'hui, l'équité effectue un retour en force lorsqu'il s'agit de prendre en considération le déséquilibre économique de deux parties.

Ce mouvement a reçu de notre éminent confrère parisien Jean-Claude WOOG, le qualificatif à la fois juste et léger de «lex Veronica» 4. Le premier de ces textes, applicable aux contrats et instances en cours, amende l'article 1152 du Code Civil et habilite le juge, même d'office, à modérer ou à augmenter la peine convenue «si elle est manifestement excessive ou dérisoire»

Cette première atteinte à la force obligatoire des contrats de l'article 1134 du Code Civil a été suivie par la loi du 10 Janvier 1978 «sur la protection et l'information des consommateurs de produits et de services» dite « Loi SCRIVENER ». Celle-ci, de façon laxiste, habilite le pouvoir réglementaire, dans les contrats conclus entre professionnels et non- professionnels ou consommateurs, à interdire, limiter ou réglementer par des décrets en Conseil d'État diverses clauses relatives au prix ou à la chose livrée «lorsque de telles clauses apparaissent imposées au non professionnel ou consommateur, par un abus de la puissance économique de l'autre partie et confère à cette dernière un avantage excessif...

Dans ce cadre législatif on notera avec intérêt que le Conseil d'État qui aurait dû donner son avis, a au contraire annulé, par décision du 3 Décembre 1990, l'article qui prohibait les clauses ayant pour effet «de constater l'adhésion du non professionnel ou consommateur à des stipulations contractuelles qui ne figurent pas sur l'écrit qu'il signe... »

Enfin et surtout, la loi du 31 Décembre 1989, dite «Loi NEIERTZ», sous le prétexte de créer un régime de procédure collective applicable aux particuliers, a habilité le juge à reporter ou rééchelonner le paiement des dettes autres que fiscales, parafiscales ou envers les organismes de Sécurité Sociale.

Dans ce cadre, le juge, tout puissant, peut réduire le taux d'intérêt, modifier l'imputation des paiements et décider qu'ils conserveront en priorité le capital, subordonner les mesures qu'il ordonne à l'accomplissement par le débiteur d'actes propres à faciliter ou garantir le paiement de la dette, sans pour autant être astreint à assurer entre les créanciers une égalité de traitement.

La Jurisprudence5 a, cependant, prudemment, admis que le juge ne pouvait réduire le taux des intérêts à zéro et a clairement précisé6 qu'il appartenait aux juridictions du fond de vérifier que les mesures qu'elles ordonnaient étaient opportunes et de nature à assurer le redressement du débiteur.

Le train de ce mouvement législatif est lancé, et ne s'arrêtera pas; Par les pouvoirs gigantesques qu'il donne au juge, il est facteur d'insécurité juridique, mais peut-être aussi de paix sociale. Il suffit de le savoir, et d'en prévenir nos clients.

Après tout, n'avons-nous pas vécu depuis des siècles sur des «maximes d'équité » dont le rôle est «perturbateur de la technique juridique »7 (fraus omna corrumpit, error communis facit jus, jura vigilantibus, contra non valentem etc.), principes que le législateur n'avait nullement prévus. Enfin «l' Equity » est, en Common Law, une source effective du droit. Et il y a une certitude dans la permanence de l'incertitude.

 


[1] Ordonnance du 1er Décembre 1986 relative à la « liberté » des prix et de la concurrence.

2 Tribunal de Commerce de C... 28 Novembre 1994, heureusement inédit !

3  Philippe JESTAZ encyclopédie DALLOZ v° Équité

4 Jean-Claude WOOG, remarques orales faites au Salon de l'Avocat 1994, en pensant à un ancien ministre

 

5 VERSAILLES. 25 Mai 1992 D92 IR222

6 - PARIS 16 Juin 1993 D93 IR220

7 - Philippe JESTAZ, Loc. Cit