ADAM et la FEUILLE

discours prononcé le 5 février 1996 lors d'une séance de la conférence du stage dont, grâce à Agnès Tricoire, j'étais l'invité, simultanément sur les deux sujets suivants :



 "L'art contemporain est-il
condamné à mort ?" - "Doit-on condamner les
riches pour attentat à la pudeur ?" 

Merci chère Agnès de m’avoir invité ce soir

dans ce lieu mythique et suranné

Merci monsieur le Bâtonnier

De ne pas avoir pris spécialement d’arrêté

interdisant cette soirée

je me suis rendu compte, ces jours derniers,

en bavardant avec quelques camarades particulièrement charitables

que ma présence ici ce soir avait un parfum de scandale

 

  Ce que j’ignorerai toujours

(et je ne veux surtout pas connaître la réponse)

c’est le point de savoir si votre invitation

a pour objet le rattrapage forcé

du discours auquel j’avais réussi à échapper

il y a 20 ans, lorsque j’étais stagiaire,(non sans mal il est vrai)

ou si vous pensez vraiment

que je vais pouvoir décorer cette séance

Tant pis pour vous, vous l’aurez voulu

voila mon premier compliment

je l’ai appelé:

 

Adam et la feuille

 

Au commencement étaient Adam, puis Eve

heureux parce que sans beaux-parents

Riches de leurs nudités mais dépourvus de tout

Pudiques, impudiques? On l’ignore

 

Puis survient la Golden magique

Rouge comme celle de Blanche neige, et croquante.

Et puis, subitement, cette impression de nudité, de froid entre les jambes!

Vite! une feuille!

Mais il n’y a pas de vigne!

Il faut défricher, labourer, sélectionner, planter, cultiver!

Se débarrasser des raisins!

Et enfin! récolter de belles feuilles de vigne, bien vertes

Larges comme des assiettes

Bien opaques, et découpées régulièrement

Il faut trouver un système de fixation

(il semble que le brevet n’ait finalement pas été délivré

ou que l’invention soit maintenant dans le domaine public)

prévoir des feuilles de remplacement.

des placards spéciaux pour éviter le dessèchement

des serrures pour les protéger

un garde pour empêcher qu’on force les serrures

une convention collective pour le garde

connaître un ministre pour étendre la convention

et un cabinet de conseils en droit social pour l’interpréter

  Adam est enfin riche

 la pudeur des époux est parfaite

ils peuvent poser, la tête haute et le torse bombé,

debout sur le tympan des églises

et les toiles de Puvis de Chavanne

Riches et célèbres

Riches et pudiques

 

Mais les choses se gâtent

Adam a arraché quelques hectares de vigne

Pour toucher des subventions de l’Union Européenne

Il se fournit maintenant chez Bosc

Feuilles de vigne herminées

En alpaga pour l’été

doublées de mérinos en demi saison

 

On lui propose un modèle «luxe»

avec quelques brillants

et des fixations automatiques « look »

un modèle clignotant vient d’être mis sur le marché

il l’achète immédiatement

 

Sur l’insistance d’Eve, il rencontre un artiste

qui lui propose de dessiner l’organe secret

directement sur la feuille

en couleurs, avec des détails

on lui livre le modèle en relief

avec des lunettes spéciales, vertes et rouges, pour regarder

et enfin voici le modèle virtuel, en hologramme

trop tard!

Adam est perdu, Eve aussi

c’est pire que la pomme

Dieu se fâche à nouveau

nos héros sont devenus Riches, mais obscènes

nouvel exil

on leur trouve un jardin encore moins bien

au delà des Pyrénées

avec des ronces et des orties

 

 

Pudeur ou impudeur

Richesse ou pauvreté

Toutes les combinaisons sont possibles

mais sur ce premier sujet laissons conclure Martial,

le la Palisse romain, qui d’ailleurs se moquait éperdument de la pudeur :

« Tu seras toujours pauvre si tu es pauvre;

la fortune n’est donnée qu’aux riches"

 

Mon second compliment a une fin plus gaie

 

je l’ai appelé:

 

  Adam et Pablo

Adam est maintenant à Altamira, en Espagne

le pays des Vandales

Dans une caverne profonde,

parce qu’il fait très froid

les murs sont nus, eux aussi

Eve lui fait des reproches

Alors que tout est de sa faute, à elle.

Elle trouve le décor hideux

la caverne de sa belle-fille, Mme Caïn, est beaucoup plus jolie

Alors Adam, agacé, prend un morceau de terre ocre

et du charbon

Et commence à barbouiller nerveusement les murs;

Au début ça ne ressemble à rien

On n’a jamais vu ça

C’est trop moderne

et puis ça évolue, ça prend du corps

Adam a du talent

c’est un vrai peintre

Evidemment les reproches d’Eve se font plus amers

elle n’y comprend rien:

« je t’avais demandé de décorer, lui dit elle

pas de caricaturer la nature! »

Elle s’énerve

lui cite pêle-mêle Ruskin, Voltaire, et Hippocrate:

« L’art est beau quand la main, la tête et le coeur travaillent ensemble »

« le secret des arts est de corriger la nature »

« la vie est courte, l’art est long »

et enfin (fort mal à propos), Pétrone:

« L’amour de l’art n’a jamais enrichi personne »

Rien n’y fait

Adam s’obstine et lui répond avec Voltaire et Quintilien,

« Tous les arts sont frères, chacun apporte une lumière aux autres »

« l’art est de cacher l’art »

un proverbe mahratte la cloue temporairement au sol:

« seul le rossignol comprend la rose! »

la discussion s’envenime, et dévie sur la modernité:

« de toutes façons, dit Eve, tes peintures n’ont aucun avenir!

il n’y a aucune perspective!

aucune transparence!

et la ressemblance avec les animaux réels

est très éloignée! »

 

Alors Adam décide de quitter Eve

il la trouve indigne de lui

elle n’a qu’à épouser un notaire de province

ou un vendeur de photocopieuses!

il se retire à Saint Paul de Vence

Chez un ami espagnol

dont la tête est mise à prix par les Vandales

pour avoir écrit à la bombe à peinture

sur les murs du métro

« à bas l’art moderne! ».

depuis cette date

il n’a jamais plus entendu parler d’Eve

et de ses conceptions réactionnaires

sur l’absence d’avenir de l’art rupestre

ses oeuvres sont régulièrement exposées

dans la galerie de la première présidence

où elles rencontrent un vif succès

auprès des magistrats et des avoués

Qui a dit que l’art moderne n’avait pas d’avenir?

 

Cette fois c’est le Moyen âge qui conclura

et en latin:

« De gastibus et coloribus non disputandum »

Des goûts et des couleurs il ne faut discuter.

 

 

Je vous avais bien dit de ne pas m’inviter

A cause de moi la soirée est gâchée

Excusez moi Monsieur le Bâtonnier!